“Je suis toujours surprise qu'on puisse considérer qu'avant notre conception nous n'étions que néant. Nous sommes tous un petit tronçon du long voyage d'une vie initiée à l'aube du temps. Nos traits, nos tics, nos désirs, nos dégouts sont le viatique composé pour nous par nos ancêtres, auquel notre vie adjoindra son composé de gènes et d'âme”. (p.201)
Dans son dernier essai "Le grand large", paru chez Albin Michel, Christiane Rancé évoque le souvenir de quelques voyages professionnels ou personnels mais l'exercice littéraire est surtout prétexte à une introspection fine et ciselée d'instants d'éternité gravés sur le sillon d'une âme sensible et délicate.
Une de ses premières excursions en Amérique du Sud sur un cargo, alors vierge de toute impression, l'aura marquée si profondément qu'elle n'aura par la suite de cesse de retrouver ces hauteurs de vues et moments suspendus, de renouer avec ce lieu de ravissement en soi où l'on se sent uni et plein jusqu'à déborder de gratitude.
l'Autrice questionne l'éloignement, le fait de larguer les amarres comme moyen pour mieux Se retrouver, mais aussi le changement de focale, le regard intériorisé pour se remémorer les évènements qui finalement comptent dans l'édification d'une âme (enfance, enfants, amis, paysages, lectures...), ses chocs et joies qui permettent à l'écrit des envolées presque mystiques.
“Comment inventer une manière de vivre ajustée à l'essentiel ?” (p.285)
Âme plaine également, montagne égotique aplanie, rendue humble par les vicissitudes d'un mental porcelaine assez fort pour explorer un nouveau continent mais qu'on devine fragile pour à ce point se réfugier dans les contrées chaleureuses et réconfortantes de sa géographie intérieure.
Si le manque de considération est résolument le mal de ce siècle, Christiane Rancé en est exempte. Son humanité transpire dans un verbe certes raffiné mais fin comme une caresse amicale presque charnelle. Elle défend en outre si fermement les familles d'âmes à travers les âges qu'on se demande si finalement “le grand large” n'est pas une communion à l'Esprit, cet accès à la Source d'où s'épanchent les cœurs épris.
Celle qui croit que nous serons, dans l'au-delà, plus interrogés sur nos heures perdues que sur nos fautes, s'est ménagée pour faire œuvre de création autour de la figure du lieu connu de l'Un, en brodant des scènes de vie apparemment disparates et sans lien communs, pour faire sens ontologique, à nouveau.
"Je me focalise sur la définition de ce voyage dans ma vie, alors qu'il y a longtemps qu'on sait, que tout le monde sait que notre vie n'est que le trait d'union entre les deux rives, l'hier de la naissance et le demain de la mort. Le voyage réduit l'espace en ellipse, conjoint les extrêmes, réconcilie les oppositions. Mais au cœur de ce trajet, il y a celui entre les points cardinaux que mon cœur a élus." (p.255)